Q/ Bonjour M. Doumbia. Merci d’accepter de répondre à nos questions. Pouvez-vous vous présenter à nos lecteurs, s’il vous plaît ?
R/ Je me nomme Mohamed DOUMBIA, cofondateur de l’organisation IMMERSIA, une initiative panafricaine qui œuvre pour la promotion d’une utilisation éthique, responsable et inclusive de l’intelligence artificielle sur le continent. À travers IMMERSIA, nous cherchons à sensibiliser les décideurs, les créateurs de technologies et les citoyens aux enjeux éthiques liés à l’IA, tout en développant des solutions adaptées à nos réalités.
En parallèle, je suis développeur de solutions d’intelligence artificielle, ce qui me permet de traduire nos réflexions éthiques en outils concrets. Plus récemment, j’ai rejoint en tant que Co-Host le Hub LLM/AI Agents du Council on Tech and Social Cohesion, un espace international de réflexion et d’action sur l’impact sociétal des Technologies. Cela me permet de contribuer à des discussions stratégiques à l’échelle globale tout en gardant un ancrage fort dans les réalités africaines.
Q/ Quels avantages concrets l’IA peut-elle offrir aux journalistes africains, souvent confrontés à des ressources limitées et à des défis logistiques pour recueillir et analyser des données ?
R/ L’intelligence artificielle représente une véritable révolution pour les journalistes africains, notamment dans des contextes où les ressources humaines, techniques et financières sont souvent limitées. L’IA permet de gagner un temps précieux dans la collecte, l’organisation et l’analyse des données. Elle peut automatiser des tâches répétitives comme la transcription d’interviews, la recherche documentaire, ou encore la vérification de certaines informations de base.
En matière de planification éditoriale, des outils comme ChatGPT permettent de faire du brainstorming, de structurer des angles d’enquête, voire de simuler des interviews pour anticiper les réponses potentielles. Depuis l’essor de modèles comme GPT-4o, qui intègre désormais la génération native d’images, les journalistes ont aussi accès à des moyens créatifs de produire des visuels contextualisés pour accompagner leurs reportages, même sans graphiste ou photographe.
En somme, toute la chaîne de valeur journalistique peut aujourd’hui bénéficier de l’IA, à
condition de bien comprendre ses capacités mais aussi ses limites.
Q/ Dans un contexte où le journalisme en Afrique peut être influencé par des pressions économiques ou politiques, l’IA peut-elle renforcer l’indépendance journalistique ou risque-t-elle de l’affaiblir ?
R/ L’IA agit comme un miroir grossissant des dynamiques humaines existantes. Si elle peut être un
levier de libération, elle peut aussi renforcer les formes de surveillance, de censure ou de désinformation. Dans un environnement où les journalistes subissent déjà des pressions politiques ou économiques, l’IA peut être instrumentalisée pour amplifier ces contraintes : suivi algorithmique des opinions, détection automatisée de “contenus sensibles”, ou production massive de fausses informations, notamment à travers des deepfakes.
En résumé, tout dépend de l’usage qu’on en fait, et surtout de la capacité des journalistes à
rester en contrôle de l’outil, et non l’inverse.
Q/ Comment les journalistes africains peuvent-ils éviter que l’utilisation de l’IA ne reproduise ou n’accentue les biais et stéréotypes présents dans les contenus existants ?
R/ Les biais dans l’IA ne sont que le reflet des biais dans les données. Or, ces données sont souvent collectées dans des contextes culturels, politiques et économiques très éloignés de ceux des pays africains. Le risque de reproduction ou d’amplification des stéréotypes existe donc bel et bien, d’autant plus que les corpus africains sont sous-représentés dans les bases d’entraînement des modèles actuels.
Pour y remédier, il est nécessaire d’agir sur plusieurs fronts : d’abord en formant les journalistes à détecter ces biais dans les contenus générés par IA ; ensuite en développant nos propres jeux de données, mieux ancrés dans nos réalités, nos langues et nos nuances culturelles.
Mais ce combat dépasse les seuls journalistes : c’est une bataille culturelle et politique qui engage les éducateurs, les chercheurs, les pouvoirs publics et les acteurs de la tech. Cela dit, les journalistes peuvent jouer un rôle moteur en documentant ces biais, en sensibilisant le public, et en étant eux-mêmes des gardiens de l’éthique dans leur pratique quotidienne.
Q/ Quelles stratégies pourraient être mises en place pour que l’usage de l’IA dans le journalisme africain respecte les principes éthiques et tienne compte des diversités culturelles et linguistiques du continent ?
R/ Il devient urgent de mettre en place des politiques nationales, voire régionales, de souveraineté numérique. Cela inclut la mise en place de programmes ambitieux de collecte, d’annotation et de structuration de données représentatives de nos identités culturelles et linguistiques. Ce travail ne peut pas être laissé aux seules entreprises privées étrangères, car leurs priorités sont rarement alignées avec nos besoins locaux.
Il nous faut aussi investir dans des plateformes d’IA locales, développées par des talents africains, avec une gouvernance ouverte, éthique et transparente. Il ne s’agit pas uniquement de localiser des solutions existantes, mais de concevoir des IA by design pour nos contextes, avec nos langues, nos normes sociales, nos sensibilités culturelles. Enfin, il est crucial d’impliquer les journalistes eux-mêmes dans ces réflexions, car ils seront
parmi les premiers utilisateurs de ces technologies dans l’espace public.
Le respect de l’éthique et de la diversité culturelle doit être inscrit dans les algorithmes, mais aussi dans les pratiques éditoriales et les formations.
Q/ Dans quelle mesure l’IA pourrait-elle contribuer à rendre les médias africains plus inclusifs et accessibles à des populations souvent marginalisées, ou existe-t-il des risques d’amplifier la fracture numérique sur le continent ?
R/ L’IA peut être un outil d’inclusion massive, notamment grâce à sa capacité à adapter les contenus à différentes langues, niveaux de littératie, et supports technologiques. Elle permettra, par exemple, de produire automatiquement des traductions en langues locales, de transformer des textes en audio ou en vidéos sous-titrées, ou encore d’adapter des contenus aux personnes en situation de handicap. Cela ouvre des possibilités nouvelles pour toucher des populations souvent ignorées par les médias classiques.
Cependant, si cette technologie reste concentrée dans les mains d’un petit groupe, ou si son déploiement n’est pas accompagné d’une politique d’accès équitable (accès à Internet, équipements, compétences numériques), elle risque d’accentuer les inégalités existantes. C’est pourquoi il est impératif de coupler l’innovation technologique avec des efforts d’alphabétisation numérique, de démocratisation des infrastructures, et de soutien à la production de contenus locaux.
L’IA doit être pensée non pas comme un luxe technologique, mais comme un service public essentiel, au même titre que l’éducation ou la santé.
Merci M. Doumbia !